Conférence à l'Association des petits jardins /
Nous faisons tous des jardins. Nous nous définissons comme des "jardiniers". Nous sommes des avocats, des menuisiers, des professeurs d'école. Nous sommes diététiste, policier, médecin, infirmière, ingénieur ou mécanicien. Mais nous sommes tous des "jardiniers". Et il y a des jours où nous rêvons d'une retraite, où nous ne serions plus mécanicien ou administrateur, ni médecin, ni policier. Mais quand nous pensons à fermer un jardin c'est pour en repartir un autre ... ailleurs... autrement... mieux. Il y a des jours où nous jurons qu'on ne nous reprendra plus à semer des capucines, à tuteurer des pieds d'alouettes, à biner le potager. Les jours de maux de dos. Les jours de pluie. Les jours d'automne quand le vent arrache tout en une nuit ou pire encore au matin de la première gelée quand on se lève et qu'il ne reste rien de tous les efforts de l'été. On jure qu'on ne recommencera plus. Promesses d'ivrogne. Nous semons à chaque printemps. Nous plantons toujours un autre rosier, même quand on s'était dit qu'on n'avait plus d'espace, qu'on allait alléger, réduire l'entretien. Et nous plantons des bulbes à chaque automne même si l'écureuil a tout mangé ceux qu'on avait plantés l'an dernier. Nous nous émerveillons à l'arrivée des catalogues en février quand on croyait que c'était bien fini et que jamais nous ne reverrions les étés, les juillets, les soleils. Quand on croyait que les journées n'allaient plus jamais rallonger... jamais. Nous voilà repartis à partir des semis jusqu'à en manquer de rebords de fenêtres.
Et pourquoi donc? Pourquoi faisons-nous ces jardins? Peut-être parce que nous aimons tant les rituels... et que le temps où nous vivons ne nous en a pas laissé gros de rituels. Nous n'avons plus de religion, plus de latin, plus de messe, plus de sermon qui nous donnaient matière à critiquer les dimanches midis. Sans parler des chapeaux que portait la voisine dans le banc d'en avant sans parler de sa fille aînée mariée depuis deux ans qui a toujours pas d'bébé. Plus de vicaire, plus de bedeau, ni marguillier. Plus de reposoir, plus de perron d'église, plus de clochettes qui sonnent toujours au même moment. Et nous qui aimions tant le grégorien! Faisons-nous des jardins parce que nous n'avons plus de rituels? De vêtements qu'il faut porter exactement à telle date et à telle heure chez celui-ci ou celles-là. Plus de chapeau et plus de gants. À peine encore une cravate et parfois un veston, pour les immenses occasions, les extrêmes mondanités, les rencontres ambitieuses pas emballantes. De nos jours, les femmes s'habillent comme des gars et même les gars s'habillent comme des filles. Vraiment, nous n'avons plus de rituel.
Et on ne se vouvoie même plus, non plus. Sitôt connu et sitôt "tu". On ne mange plus en famille. Les enfants ont grandi ou ils ont autre chose à faire ou ils n'ont plus le temps. C'est presque une occasion quand ils restent à souper. Et les promenades en voitures! Vous vous souvenez des promenades en voiture? Le dimanche. Après le lunch. Après la messe. Collet monté. Bien cravaté. Quand on allait voir grand-maman. Bon admettons qu'il y avait des rituels qui ont bien fait de disparaître. Mais le jardin! Ahhhhhh! le jardin! Parlez-moi donc d'un rituel. Tout un! Plein de magie et de mystères et de miracles. Une heure à désherber, ça vaut bien la grand messe et pour les indulgences, on offrira un mal de dos ou une jambe qui déplie pas! Une pousse qui pointe, ça vaut presque la nuit de Noël. J'ai dit presque. Ne me lapidez pas! Et quand le soleil t'éclaire tout ça au petit matin, avouez que ça vaut bien des bénédictions. À croire que quelqu'un là-haut approuve des changements et nous préfère à genoux dans sa terre.
Nous en avons des rituels dans le jardin. Des gestes répétés toujours pareils qui nous rassurent quand rien ne veut rester pareil que tout le temps, tout change, tout bouge. Des gestes qu'on fait en prenant le temps de les faire. Des gestes heureux. Nous en avons des rituels dans le jardin. Avec des accessoires en plus. Objets du culte aurait-on dit jadis. Des pelles et des râteaux. Des bêches et la bineuse. Oui, oui, je sais, le vrai mot c'est binette, mais chez nous voyez-vous, on dit une bineuse. - Tu as vu la bineuse? - Dans la remise. - Dans la remise? Oui dans le cabanon, la remise, la shed selon qu'on vient d'en haut ou du mauvais bord de la voie ferrée... La remise, c'est un sanctuaire. Un refuge. Cent fois mieux qu'un grenier quand on avait cinq ans. La remise. Des odeurs de terre et de pots de grès. Poussiéreuse. Trop petite. Toujours trop petite. Partout trop petite. Une vraie sacristie, la remise. Oui, ça doit être pour le rituel qu'on se fait des jardins! Ou bien pour se garder "en forme" puisque c'est à la mode. Pour l'exercice. Pour la bonne fatigue quand on se couche le soir. Parce qu'on mange un peu trop? Parce qu'on boit un peu trop? Nous sommes tous la preuve que le jardin, c'est très bon pour la forme. Presque tous. Enfin, la plupart d'entre nous.
Dans le jardin, on marche, on creuse, on se plie, se déplie. On se penche, on se relève, on force et on soulève, on transporte. C'est bon la vie de jardinier. Bon pour le corps. Bon pour l'esprit... comme disait un vieux jardinier. C'est pour ça qu'on se fait un jardin. Pour jouer! Comme on faisait quand on était petit. Tout petit. Faisons-nous des jardins pour retomber en enfance quand on en a assez d'être un adulte? Ou faisons-nous des jardins pour se souvenir? Dans mon jardin, il y a les pivoines de mon père et celles de ma tante Thérèse. Il y a les iris versicolores que je cueillais pour ma mère dans les champs chez Grenier. Les iris dont elle faisait des bouquets aussi bleus qu'éphémères. Dans mon jardin, il y a deux sapins que mes filles ont un jour rapportés de l'école. Il y a l'Angleterre. La Hollande. Dans mon jardin, il y a ma femme qui m'a tout appris des jardins. Des potagers d'abord et des jardins fleuris ensuite. Qui m'a appris la patience. Qui m'apprend toujours la patience. Dans mon jardin, il y a tous ceux qui sont passés dans mon jardin et qui n'y reviendront jamais. Mais que j'y attendrai toujours. L'odeur des rosiers, le chant des mésanges. Nous faisons des jardins pour ne jamais oublier. Peut-être un peu aussi pour les bravos. Les applaudissements. Les rappels. Les "comment faites-vous pour faire pousser des pavots bleus?". Les ohhhhhhs! Les ahhhhhhs! Parce qu'on est plus ni jeune, ni blond, ni grand. Parce qu'on chante faux et qu'on ne sait pas jouer de la guitare. Ou peut-être faisons-nous des jardins pour se faire pardonner de n'avoir pas fleuri l'hiver si froid. Faire un jardin pour se nourrir? Pour se distraire? Non, ça c'est pour les amateurs. Nos jardins à nous, c'est joliment plus important que ça!